✩ we are young
Du haut de ses dix ans et demi, Nessy Lannister avait une compréhension limitée du monde dans lequel elle se trouvait. Trop rêveuse et trop lunatique, l’enfant abhorrait les longues discussions ennuyeuses de ses parents et les cours magistraux de ses professeurs ne l’enchantaient pas davantage. Fort heureusement, elle assimila somme toute rapidement les savoirs essentiels, à savoir la lecture, l’écriture et le calcul. Non plus rapidement que sa sœur aînée, mais il faut préciser que nul n’aurait su détrôner la jeune Alice Lannister de l’école primaire de Bridal Veil Island. Alice Lannister était un prodige intellectuel et Nessy, eh bien… Nessy encaissait en silence sa médiocrité. Mais, malgré ses inattentions et ses petites maladresses, la petite Nessy était capable d’une chose à laquelle même sa sœur si douée aurait été bien en peine de rivaliser : Nessy savait parler aux garçons. Oh, pareil talent ne manqua pas d’être source de moqueries attendries tant chez les parents que chez les professeurs. Et pourtant, c’est grâce à Nessy que Simon Hemingway entra dans le décor. La vue de ce maigrelet, assis au fond de la cour de récréation en cette froide journée d’automne, la troubla autant qu’elle l’attira. Ignorant ses camarades qui jouaient bruyamment au ballon autour d’elle, Nessy alla joyeusement à sa rencontre. Salut, comment tu t’appelles ? Le garçon leva les yeux vers cette blondinette au sourire, semblait-il, éternellement taquin. Il hésita avant de répondre, un peu gêné : Simon. Simon Hemingway. Et toi ? Nessy Lannister, mais tu peux juste m’appeler Loch Ness. C’est comme ça que mon papa me surnomme, tu sais. L’autre rit. Loch Ness ? Comme le monstre du Loch Ness ? Non, plutôt comme la sœur de cette abrutie plongée dans un bouquin, là-bas, répondit Nessie, désignant son aînée, assise toute seule à une table, un livre ouvert devant elle. Le regard de Simon s’alluma soudainement. Oh, tu es la sœur d’Alice ? Elle est dans ma classe. Je la trouve brillante. Nessy se para d’une grimace en coin. Ouais, très brillante. Ça ne se passait pas comme prévu. Elle aurait voulu demander à Simon s’il voulait être son meilleur ami, le poste étant libre, mais de toute évidence, il n’en avait que pour sa sœur. Encore un qui tombait dans le panneau. Quand les garçons réaliseraient-ils qu’Alice, toute aussi jolie soit-elle, pouvait être aussi ennuyeuse que la pluie ? Elle pouvait passer des jours et des nuits sans parler et sa grande passion dans la vie devait être ses devoirs à rendre le lendemain. Nessy soupira, malgré elle, mais son possible futur meilleur ami ne sembla pas l’entendre. Au contraire, il se leva, tout sourire, espérant… Tu crois que tu pourrais me la présenter ? La mine déconfite, Nessy répliqua froidement : Oh, je crois que tu es assez grand pour aller lui parler sans être accompagné. Sur ce, elle tourna les talons et rejoignit ses camarades qui jouaient toujours au ballon. Elle ne se doutait pas que ce n’était pas la dernière fois qu’elle parlerait à Simon Hemingway. Elle ne se doutait pas qu’Alice Lannister, pour une fois, se laisserait charmer par un garçon. Au plus grand dam de sa cadette.

✩ i think i wanna marry you
La voix étonnement pétillante d’Alice retentit dans les oreilles de Nessy comme le plus terrible des glas : Nessy chérie, il faut que je t’annonce un truc. Nessy, en train d’essuyer une des tables du bar en ce début de matinée, releva la tête de sa tâche, un air agacé sur le visage. C’était bien Alice, ça. Déranger les gens au pire moment. Cette petite garce avait de la chance d’être adorée de sa cadette, sans quoi… Celle-ci soupira en posant une main sur sa hanche. Effrontément, elle lui répondit avec une ironie mordante : Alice chérie, comme tu peux le voir, je travaille en ce moment. Comme elle s’en doutait, cela n’arrêta pas son aînée. Loin de là. Alice s’approcha d’elle, la prit par les épaules, un sourire ravi lui déchirant le visage en deux. Écoute-moi, au lieu de dire des conneries. Tu ne devineras jamais ce qui s’est passé hier. Nessy roula les yeux devant les gamineries de sa sœur. Elle priait pour que son boss ne lui tombe pas dessus. C’était bien la dernière chose dont elle avait besoin. La dernière fois qu’il l’avait surprise à bavarder avec une pote durant ses heures de travail, il l’avait menacée de la renvoyer. Or, Nessy avait besoin de l’argent qu’elle gagnait dans ce bar. Son loyer n’était plus payé par Maman et Papa depuis qu’elle leur avait annoncé, il y avait quelques semaines, qu’elle n’avait pas l’intention d’aller à la fac, comme elle l’avait laissé sous-entendre à la fin du lycée, l’an passé. Devant cette absence choquante d’ambition, pour reprendre les termes de la matriarche du clan, Nessy Lannister avait été jugée indigne de toute aide financière. Ce qui faisait qu’elle devait aujourd’hui se débrouiller seule pour vivre. Alors il n’était pas question qu’Alice vienne tout foutre en l’air pour elle ne savait quelle affaire urgente. Quoi donc ? Tu as décidé de devenir nonne ? Prostituée ? Tu es enceinte ? Tu es lesbienne ? Alice, nullement amusée, cessa son flot verbeux d’un signe agacé de la main. Mais non, abrutie. Je vais me marier. Avec Simon. Un long silence accueillit ses paroles. Nessy ouvrit la bouche pour la féliciter, mais réalisa qu’elle ne le pouvait pas. Vraiment pas. La nouvelle, au lieu de l’enchanter, l’anéantissait. Car Simon, ce cher Simon, devenu au fil des années un ami proche des sœurs Lannister, Nessy en était folle amoureuse. Elle s’était montrée discrète, naturellement. Le croyait-elle. En tout cas, Simon ne se doutait de rien, l’idiot. Oh. Je vois. C’est tout ? Pas de félicitations ? Eh bien, félicitations. Comment avait-elle été capable d’articuler ce foutu mot ? Mystère. Alice reprit, comme si de rien n’était : Il m’a fait sa grande demande hier soir. Ce ne sera pas avant la fin de nos études à tous les deux, bien entendu. Ah, les études. Alice en droit, Simon en médecine. Quel parfait petit couple, le genre qui fait rougir de fierté toute la parenté. Alice gazouillait encore quand Nessy la coupa : C’est tout de même inattendu, ces fiançailles, tu ne trouves pas ? Alice fronça les sourcils. Ah bon ? Pourtant... Simon et moi sommes fous l’un de l’autre. Pourquoi ne pas se marier ? Parce que je l’aime autant, sinon plus que toi, salope, songea sombrement Nessy en se remettant sans un mot au travail. Je voulais d’abord te l’annoncer, à toi. Parce que tu es ma sœur. Et puis, parce que j’avais dans l’idée de te demander d’être l’une de mes demoiselles d’honneur. Une demoiselle d’horreur, plutôt. Être obligée de regarder l’amour de sa vie et sa bécasse de sœur échanger des vœux de fidélité, voilà ce qu’Alice lui proposait. Tu n’es pas sérieuse ? ne put s’empêcher Nessy de demander, un brin en colère. Pardon ? Pitié, ne fais pas comme si tu ne savais pas. Alice garda le silence un moment, puis posa sa main délicate sur la joue de sa cadette, qui secoua la tête pour manifester son agacement. Alice la redéposa sur sa joue, malgré tout. Nessy ne bougea pas, figée. Écoute, je sais que ça doit être difficile pour toi, mais ne fais pas l’égoïste, pour une fois. On en a parlé, l’autre fois, tu te souviens ? Simon et moi sommes heureux, alors tais-toi, ne gâche rien. La main de son aînée était si douce contre sa joue, si douce et bienveillante, réalisa Nessy avec nostalgie, mais ses paroles étaient du poison, pur et dur. Où était donc passée la grande sœur si protectrice – si parfaite – de son enfance ? L’amour avait enlaidi Alice, pour sûr. La cadette finit pourtant par hocher la tête, à contrecœur. Soudain, elle avait hâte qu’Alice s’en aille. Celle-ci, comme si elle avait lu dans ses pensées, retira enfin sa main, mais l’autre se traita de tous les noms de souhaiter qu’elle n’eût jamais bougé. Tu es adorable, sœurette. Ah ! Je suis persuadée que ce mariage sera le plus beau de tous, lui souffla Alice à l’oreille. Nessy hocha la tête, les lèvres pincées. Et, tandis que son aînée sortait le bar en sifflotant un air joyeux, Nessy Lannister se consolait en se disant que jusqu’à ce qu’Alice et Simon obtiennent leur diplôme respectif, bien des choses pouvaient se passer. Hélas, elle n’avait aucune idée de l’ampleur des événements à venir.

✩ murder, she said
Toute cette mascarade aurait pu prendre fin, mais c’eut été mal connaître les sœurs Lannister. Un simple accident de voiture, c’est tout ce qui suffit pour que le conte de fée new-yorkais d’Alice devienne un cauchemar. Deux années de fiançailles, de bonheur, noyées. Car Simon avait trop bu, paraissait-il. Alice devait passer la soirée à la maison avec une amie et Simon, avec des collègues de travail au restaurant, afin de célébrer le début de retraite de l’un d’entre eux. Le pauvre était parti le cœur léger, sans jamais arriver à destination. Dire que le mariage devait avoir lieu cet été, justement. Quel gâchis. Les funérailles auraient lieu à Bridal Veil Island, l'île natale du défunt. C’était pour cette raison qu’Alice revenait pour de bon à la maison familiale, à la consternation de Nessy. Nessy, qui ne savait toujours pas quoi dire. C’était son père qui lui avait annoncé la triste nouvelle et franchement, elle se sentait dépassée par la tragédie. Simon n’était plus. Il était parti, sans qu’elle ait eu la chance de lui dire adieu. Simon, qui ne l’avait jamais aimée en retour. Son Simon. Elle revoyait encore sa tête éperdue lorsqu’elle l’avait abordé, ce fameux jour d'automne. Elle revoyait les feuilles rougies, ressentait à nouveau le vent effleurer sa peau d’enfant. Comme tout cela était loin, à présent. Et ce soir, elle ressassait tous ces souvenirs, une bouteille de Jack Daniel’s pour faire descendre l’amertume et la culpabilité. Seule au bar, accoudée au comptoir, elle buvait en silence pendant qu’autour d’elle, les discussions sans intérêt allaient bon train. Comme à chaque soir, sauf que ce soir, elle ne travaillait pas. Elle n’avait pas encore vu sa sœur depuis son retour et elle ignorait encore ce qu’elle allait bien pouvoir lui dire. Les rapports, ces deux dernières années, ne s’étaient pas améliorées entre les deux sœurs. Nessy n’avait toujours pas pardonné à son aînée son hypocrisie et son amour pour Simon et Alice… eh bien, elle avait semblé plus entichée que jamais de Simon durant ses quelques visites à Bridal Veil Island. Comme si elle avait besoin de prouver constamment son amour devant sa famille. Nessy se versa un énième goulée, les esprits de plus en plus embrumés. Elle avait simplement envie d’oublier. De tout oublier : la mort si subite de Simon, la soudaine cruauté d’Alice ces dernières années, son avenir peu prometteur et ô combien incertain… Nessy eut l’impression qu’elle se sentait mieux au fur et à mesure que le liquide brûlait sa gorge. Soudain, une main lui toucha l’épaule, par derrière. La jeune femme fit volte-face. Un homme dans la trentaine, mais elle n’en était pas certaine, se trouvait derrière elle. Êtes-vous Nessy Lannister ? demanda l’inconnu d’une voix affable. Oui, c’est moi. Que voulez-vous ? Puis-je m’asseoir près de vous ? Nessy le jaugea d’un regard, puis hocha la tête en avalant une gorgée de son verre. L’autre ne se fit pas prier deux fois et, une fois installé, se présenta et annonça le but de sa présence : Terrence Montgomery. Je suis venu sur l'île pour les funérailles de Monsieur Simon Hemingway. Je suis… enfin, étais l’un de ses collègues, à l’hôpital. Sa fiancée m’a dit que je vous trouverais ici. Sa fiancée a vu juste. Encore une fois, que voulez-vous ? Montgomery parut soudain embarrassé. Simon m’était un ami très sympathique, c’était un brave garçon et… ma foi, je suis conscient de l’absurdité de mes suppositions… Parlez. L’homme avait réussi à piquer la curiosité de Nessy. Il baissa la voix, se rapprocha de la jeune femme : Nous autres, médecins, avons un flair pour ces choses-là. Je me souviens, quelques semaines avant le drame, que votre sœur m’avait demandé, lors d’un dîner, de me parler de divers poisons. Elle avait l’intention d’écrire un roman policier, m’avait-elle dit. Alice Lannister, une Agatha Christie en devenir ? Incroyable, songea Nessy en écarquillant les yeux. Continuez. Eh bien, pensez-y. Votre sœur s’intéresse aux poisons et, quelques semaines plus tard, son fiancé meurt dans un accident de voiture, soi-disant après avoir ingurgité trop d’alcool. Drôle de coïncidence, si vous voulez mon avis. Nessy dévisageait maintenant Montgomery avec stupéfaction. Que lui chantait-il donc là ? Elle finit par dire, lentement : Soit. Admettons que votre hypothèse soit fondée. À nouveau, que voulez-vous de moi, monsieur ? Vous êtes la sœur d’Alice. Ne le prenez pas mal, je vous en prie, j’ai toujours eu beaucoup d’estime pour le jeune Simon, mais sa fiancée m’est… disons… Plus froide ? Plus salope ? Montgomery ricana. J’admire votre franchise, vraiment. Enfin, toujours est-il que j’ai jugé bon de vous faire part de mes doutes. Peut-être pourrez-vous en parler avec elle ? Vous êtes sa sœur… Quel nigaud, pensa alors Nessy. Comment pourrait-elle aborder un tel sujet sans se passer elle-même la corde autour du cou, dans l’éventualité où ses hypothèses s’avéraient véridiques ? Je verrai ce que je peux faire, même si, je ne le cache pas, vous me placez dans une drôle de position. Vous m’en voyez navré, mais il n’y a pas d’autres solutions. La police rirait sans vergogne de moi et ne bougerait pas le petit doigt. Non, il faut quelqu’un qui connaisse bien Alice Lannister, quelqu’un qui puisse lui parler et l’interroger sans éveiller les soupçons. Car il s’agit bien de soupçons, rien de plus. Publiquement, Simon Hemingway est mort d’un accident de voiture causé par un taux d’alcoolisme élevé. Nessy hocha la tête en buvant son verre. Elle tendit finalement la main à l’homme. Très bien, je ferai de mon mieux pour lui tirer les vers du nez. Elle se garda bien de lui dire qu’elle et Alice étaient en froid depuis un certain temps. Cela ne le regardait pas et puis, cette petite enquête personnelle l’excitait. Simon était-il mort de cause naturelle… ou pas ? C’est ainsi que Terrence Montgomery quitta le bar, tandis que Nessy Lannister terminait son verre. Elle repoussa la bouteille. Se leva, tangua un peu. Ça irait. Demain, elle passait aux choses sérieuses.