Insensible, ne lui demandez pas si elle a déjà eu des amours ; elle ne s'autorise pas à aimer, si bien que sa capacité à le faire en est sérieusement douteuse. On ne lui connaît ni relations, ni rapprochements physiques ou spirituels. Elle n'en est pas pour autant cynique, malgré des manifestations d'orgueil, ci et là. Curieuse de tout, sauf de son entourage. Le dit-penchant des femmes pour les ragots n'est pas un virus dont elle est contaminée. Que lui importe que X ait dit ceci ou cela sur le compte d'Y? Rapportez-le lui, elle acquiescera, en éliminant immédiatement l'information de sa mémoire. Critique, elle considère que tout avis est bon à entendre, quand bien même il est cinglant. Autoritaire, surtout avec elle-même. Le dépassement de soi et la discipline sont ses fins. Très peu ou aucune fantaisie dans sa vie, donc. Honnête, digne et fière, des crédos de droiture qui ne profitent qu'à elle, si l'on prend compte de son incroyable difficulté à fréquenter assidûment quelqu'un. Elle perçoit le monde sans entrer directement en contact avec, préférant se suffir à elle-même. Aucune expérience malheureuse n'est à l'origine de cette fermeture à son environnement : elle se contente de vivre pour elle-même, de manière obstinément ordonnée, sans tolérer le moindre imprévu. Son quadrillage de son existence est gravé à même le cerveau, indélébile, actualisé tous les matins et tous les soirs. L'intrus est rejeté, le tir de l'imprévu corrigé. De fait, son concept de vie relève de la biologie ; vivre, c'est rester en vie, non pas meubler sa vie. Lancée, elle peut-être bavarde et ce qu'on appelle vulgairement, sympathique. Regardez-là, elle vous le rendra. Ignorez-là, elle en fera tout naturellement de même, vous, et le monde entier avec. Pas de mal-être en elle, ni de lassitude, juste une vision pragmatique de l'existence. Le travail, le souci de rester en bonne santé et de garder son esprit en éveil constituent sûrement ses seules préoccupations. Individualiste sur le papier, convoquez sa générosité, elle saura se présenter. Son mal, c'est peut-être son incapacité à penser son existence comme une expérience unique et florissante. Encore faudrait-il qu'elle en souffre.

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✩ good to know you

Tel Aviv, 1991. Tu naîs de père israélien et de mère américaine. Ton père travaille précisément pour cette administration que tu désavouera quand tu fera enfin usage de ton cerveau. Ta mère, professeure occidento-occidentale en terre d'Orient. L'alliance de tes parents est à l'image de l'alliance politique entre ton pays, Israël, et ton autre pays, les Etats-Unis. Tu es à toi même l'allégorie d'une amitié des peuples détestée par la région toute entière. Quoi de mieux qu'une petite fille, d'ascendance juive ashkénaze, se réclamant légitime en Terre Sainte et à moitié américaine? Tu aurais pû naître à New-York, Boston ou San Francisco. Tu aurais aimé naître à New-York, Boston ou San Francisco.

Tel Aviv, 1997. Olivia, le nom qui radoucit. Olivia, tu fais penser à ces oliviers palestiniens augustes, centenaires, sûrement millénaires, représentatifs de cette terre adorée par tous, fagocitée par un seul. Et comment peux-tu t'appeler Olivia, toi la juive, toi l'israélienne? C'est une provocation! Colon. Européenne. Américaine! D'où te viennent ces yeux bleus? Ni de Syrie, ni du Liban voisin! Tu cumules toutes les tares. Mais quel crime as-tu donc commis, toi, haute comme trois pommes? Tu portes les yeux de ton père. Les yeux bleus de l'Est européen. Pas ses cheveux. Les tiens sont bruns comme une Arabe. Et pourtant, ils le sont aussi comme une Italienne. Tu as du sang de tous les côtés. Du sang mêlé ici, sur cette Terre disputée, incendiée par les passions, rougies par le sang, noircies par la haine, assourdies par les hurlements. Mais que sais-tu, toi, des passions contraires, du sang, de la haine et du désespoir crié? Tu ne t'es donné que la peine de naître dans un quartier bétonné, bunkerisé parce papa est important. Important comme ses copains et ses voisins. Tout ton entourage est important. Tu l'es toi-même. Mais qu'en sais-tu? Ta fin, à six années, c'est la lecture. C'est le dessin que tu exècres.

Tel Aviv, 2009. Tsahal t'appelle. Toi, une jeune fille de 18 ans. 18 ans parmi des milliers d'autres appelés. Tu ne reçois pas l'appel avec anxiété. Fille de fonctionnaire, tu connais cette formalité. Tu n'y échappera pas. Ta santé est excellente. Tu souffres juste, comme la nation entière, de la militarisation de ta société. Pourquoi faut-il apprendre à des jeunes à manier les armes deux années durant? Pourquoi faut-il accepter cette logique de guerre? Pourquoi faut-il consentir à cette construction identitaire? Pourquoi devrais-je apprendre à regarder le Palestinien comme l'ennemi? N'aimons-nous pas la même terre? N'avons-nous pas, Juifs et Musulmans, vécus en paix des siècles durant? La politique de nos gouvernants, la politique de ton père, ne te lèvera pas contre l'Autre. Non, tu n'ira pas fouiller et brusquer le Palestinien. Tu ne le regardera ni de haut, ni de travers. Tu ne lui hurlera pas des sentences arabes apprises et jetées mécaniquement. Tu ne jouera certainement pas à la belle Israélienne en treillis car amoureuse de sa patrie. Amoureuse de son idiotie, oui! N'es-tu pas Américaine?

Washington, 2009. Dès aujourd'hui, tu es américaine. Tu l'as toujours été, mais seulement par amour de ta mère. Ta seconde patrie devient donc la première. Tu te rends coupable d'un crime en Israël. Mais n'es-tu pas aussi Américaine qu'Israélienne? L'union de tes parents t'a sauvé. Surtout ta mère. Qu'importe les aboiements de ton père, dont le sang coule sur ses mains depuis des années? Tu n'es pas une sentimentale. Tu consens, sans discussions, à sacrifier tes parents pour ton idéologie. A ton père, tu as dis, shalom. Paix. Au revoir. Tu ne le reverra qu'en te soumettant. Tu jettes l'opprobre sur son nom. La fille Ginsberg profite de sa binationalité pour ne pas effectuer son service militaire. Tu n'as ni crainte, ni regrets. Tes valeurs sont suprêmes. Tu as choisi la vie à la mort.

Anchorage, 2014. La vie, tu dis? Ne portes-tu pas les armes en Amérique alors que tu les fuyais en Israël? N'as-tu pas déplacé ton destin et couru dans ses bras? Ne portes-tu pas le treillis? N'es-tu pas une belle américaine en treillis?  Qu'importe, tu ne dépends pas de Tsahal. Tu ne travailles pas pour le faire grandir. Pour accroître sa cruauté. Sur ton bras, on lit US Army. On ne t'aboie pas dessus en hébreu. Tu ne chasses pas le Palestinien étouffé et dépossédé. Tu pilotera ici, tu balancera des bombes sur le Pakistan ou l'Afghanistan. Le soir, après avoir tué là-bas, tu retrouvera tes occupations américaines. Toi, au moins, après avoir manié le joystick de la mort, tu ne retrouvera ni homme, ni enfants. Tu finira moins détraquée que tes camarades. Tu te retrouvera toi-même, pour remettre, le lendemain, ton humanité en position off. La vie n'est qu'un jeu, dit-on. La tienne sera un sacré jeu macabre.