✩ good to know you

the last living rose

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Juin 2012, Providence Alaska Medical Center, municipalité d'Anchorage, Alaska.

" Non, Madame Baines est déjà prise aujourd'hui, tu t'occuperas d'une autre personne...laisse moi voir la liste. " Elle se saisit de sa tablette et cherche un patient libre. " Hmm... Tu aurais dû arriver plus tôt, il ne reste plus personne. " Elle fronce les sourcils. " Ah si, attends peut-être, un jeune homme a été transféré hier. Son prénom, Jalen Grayson, il est dans le coma depuis 2 ans, ça t'intéresse ?  " C'est un inconnu. Tu t'en fiches. T'es là pour ton plaisir, pour faire passer ton temps. Qu'est ce que ça t'apporte ? Tu ne sais pas. Une satisfaction intérieure peut-être, mais tu aimes bien, être là. T'es bénévole de l'association Never give up depuis que t'as seize ans. Tu as toujours été dans ce genre de délire. Il parait que t'es baba cool. Il parait. " Ça me va, c'est parfait " T'étais venue pour ta petite vieille Madame Baines, une dame d'une quarantaine d'années dans le coma depuis six mois. Ça fait six mois que tu t'es avec elle, tu as commencé à t'attacher. Tu lui faisais la lecture, tu lui chantait des chansons, tu espères secrètement que ta voix la fera réagir, ta voix serait une sorte de musicothérapie. Son état se dégrade, t'es triste. Si tu étais arrivée deux minutes plus tôt, si tu n'avais pas perdu du temps à chercher ton téléphone ce matin, si tu n'avais pas perdu du temps à t'arrêter chez le buraliste pour t'acheter ton paquet de clopes. Si ton bus était arrivé à l'heure. Tu aurais eu deux minutes d'avance sur Camilla, celle qui t'a pris Madame Baines. Mais, sans tout ça, tu n'aurais probablement pas rencontré Jalen Grayson. C'est ça la vie pour toi. Les coïncidences, le destin, le karma. T'y crois dur comme fer. Tu n'es pas spécialement attiré par lui, mais il t'a touché. Tu fonctionnes au feeling. Quelque chose émane de cet être allongé sur son lit, comme un mort. Il n'est pas mort, mais il pourrait l'être dans deux jours, trois semaines ou dans une heure. Personne ne sait ce qu'il l'attend et toi, ça te touche. T'es arrêté pendant 20 minutes devant son lit, tu n'as pas commencé à lire. Tu as trois livres entre les mains, mais tu ne sais pas encore ce que tu vas lui lire. " Am, stram, gram, Pic et pic et colégram, Bour et bour et ratatam,Am, stram, gram. " " O enfance étroite prison ! Que de fois j'ai pleuré derrière tes barreaux.  " Tu marques une pause et tu reprends " En voyant passer, tout pailleté d'azur et d'or, L'oiseau inconnu de mes rêves " Tu n'as pas envie de lire aujourd'hui et puis, ce poème de Zweig te rend triste. Ta voix éraillée par une consommation excessive de cigarette se met à fredonner un air, tu ne sais pas ce que tu vas chanter, mais tu fredonnes un air. Tu samples en tapotant sur tes jambes, cela te donne du rythme. A capella, tu t'attaques à PJ Harvey " goddamn europeans! take me back to beautiful England and  the grey, damp filthiness of ages, fog rolling down behind the mountains and  on the graveyards, and dead sea-captains " Tu poursuis la chanson, tu enchaînes sur une autre de PJ, deux de Kate Bush: Wuthering Heights, Running up that hill. et à la fin, tu observes le jeune homme. Qu'est ce que tu croyais ? Que ta voix allait le réveiller ? T'es débile, t'es un peu trop perchée, je crois. Tu te lèves et tu soupires, tu ramasses ton sac à dos, ta bouteille d'eau et tu te barres, sans mot, sans dire au revoir, aux autres bénévoles.

Trois jours, plus tard, t'es revenue. Madame Baines a été transférée en Suisse. Son état ne s'est pas améliorée. Elle doit subir des soins intensifs. Elle va te manquer. C'est mieux comme ça. Si elle y passe, tu ne seras pas au courant. Te voilà rattaché à une autre personne.  Tu ne sais rien de lui contrairement à Madame Baines. Elle, tu connaissais sa famille. Lui, tu n'as jamais rencontré sa famille. C'est devenu ta routine, tu lui lis des poèmes, des romans, tu lui chante des chansons connues, moins connues, tes compositions. Tu lui rends visite trois fois par semaine, tu te fais discrète. Sa famille ne te connait pas,  tu t'arranges pour qu'ils ne te voient pas. Tu es discrète, tu te fais discrète, ils savent que tu existes, ils savent que tu es celle qui murmure à l'oreille de leur enfant, mais ils ne te connaissent pas. Tu es un fantôme. Tu n'as plus jamais été en retard, tu as eu peur de perdre la primauté sur Jalen. Tu entends des bribes de leurs conversations, tu sais vaguement avec le temps ce qui est arrivé à Jalen. Avec ces petits morceaux, tu as reconstitué sa vie. Tu sais qu'il était pilote, qu'il a eu un accident de moto, qu'il vient de la famille Grayson, qu'il est borderline, qu'il n'a pas l'air facile à vivre. Tu sais aussi que les médecins sont plutôt pessimistes sur son cas et tu essayes de faire abstraction. Parce que t'es un peu perchée, tu peux être séduite par quelqu'un sans le connaitre, sa présence, juste sa présence t'attire. Tu entends une voix familière, c'est la voix d'un de ses proches. Tu ramasses tes affaires et tu t'enfuis avant qu'il ne te voit.

Décembre 2013, Irish Pub, municipalité d'Anchorage, Alaska.
La Clique est là. Ta bande. Tu l’appelles La Clique. T'as 22 ans et tu traînes toujours dans une bande comme si t'était au lycée. Mais, ta bande, c'est ta famille. Ta mère s'est volatisée en Irlande, ton père traîne avec ses potes motards sur les routes d'Argentine et toi, t'es là à Anchorage. Dieu merci, ils sont là. Vous êtes réunis à l'Irish Pub, votre QG, non, mais vous êtes souvent ici. Pandora est serveuse et toi, tu chantes avec le groupe du Pub. Ils t'encouragent. Ton arrogance scénique, tu n'as peur de rien, tu n'as plus peur de rien. Le petit stress avant de monter, c'est de l'adrénaline. Tu chantes. Tu aimes ça, le pub est plein. L'ambiance est à son comble. C'est ce que tu aimes. Tu es irlandaise, tu ne l'as jamais renié et tu bosses dans un pub irlandais. Ce soir, il y a un match de rugby et avant que ça commence, tu chauffes le public. Ta voix s'accorde sur les rythmes irlandais, du rock irlandais, un mélange de musique traditionnelle et de rock. T'es bourrée, mais tu peux chanter, danser, tournoyer. Tu cries, tu te lâches, tu attrapes une chope de bière, tu danses et tu tombes. Certaines personnes s'arrêtent, le bruit de ta chute n'est pas passé inaperçu. Tu soulèves la chope de bière pour signaler que t'es toujours en vie. Et tu te relèves et tu continues à crier. T'invites la Clique sur scène. Une soirée comme une autre.

Mai 2014, Providence Alaska Medical Center, municipalité d'Anchorage, Alaska.
" Ayo, attends ! " Tu te retournes brusquement vers la responsable de l'association. " Oui ? " Dis-tu d'un air pressée. Tu as hâte de retrouver le malade. De lui lire un des textes que tu as choisi, de lui chanter un air qui te plait, de lui parler de ta vie, tout simplement. T'es pas spécialement bavarde avec les gens qui sont conscients, mais avec lui, si, il t'écoute sans te juger alors tu lui as déballé ta vie, tes peurs,... Elle t'attrape par le bras. " Il vient de se réveiller, Monsieur Grayson. Il est sorti du coma, sa famille est là " T'es égoïste, t'es contente mais d'un autre côté, tu ne voulais pas. Deux ans, trois fois par semaine, tu étais là. C'est fini. Tu t'es attachée. Et là, il est réveillé. Tant mieux pour lui, tant mieux pour ses proches, mais tu ne peux t'empêcher d'être énervé, ce sentiment purement égoïste ne te quitte pas. Qu'est ce que tu vas faire maintenant ? Tu ne sais pas, tu passes devant la chambre du patient, tu l'observes longuement et discrètement. Il est beau. Il est entouré de sa famille, alors tu décides de partir, de disparaître, t'étais un fantôme, tu repars comme un fantôme.